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Emmanuel Viérin (1869-1954) – Biographie

Isabelle De Jaegere (*)   - Conservateur du Musée Broel à Courtrai -

EmmanuelVierin
Murray Urquart, Portrait d'Emmanuel Viérin, 1907, fusain,pastel et crayon sur papier, 82 x 100 cm, collection privée.

Une famille d’artistes

Emmanuel Viérin, second fils de Constant Viérin (1831-1895) et de Mathilde Laridon, est né le 30 juin 1869 à Courtrai.(1) Son grand-père Jean Grat (1798-1886) était originaire du val d'Aoste dans le Piémont. Les parents Viérin possédaient une entreprise florissante de drap destiné à la confection de capes flamandes. Leur magasin et leur demeure étaient situés dans une des habitations construites autour des anciennes halles de Courtrai.

EmmanuelVierin
Emmanuel Viérin dans son atelier - La maison natale d'Emmanuel Viérin sur la Grand-Place de Courtrai, située au coin du pâté de maisons autour des anciennes halles (à gauche reconnaissable à son toit clair)

Le père Viérin était un fervent amateur d'art, et il aura certainement inspiré son fils durant leurs visites au Béguinage, au Musée des Beaux-Arts (Begijnhofstraat) et aux expositions que la Société pour l'Encouragement des Beaux-Arts organisait à l'étage des Grandes Halles.(2)

Le talent de dessinateur d'Emmanuel se révéla très tôt. Le dessin et la peinture devinrent sa passion. Il n'est pas étonnant dès lors qu'il ait quitté l'école à l'âge de quinze ans, après la troisième latine, pour développer ses dons à l'Académie de Dessin et de Peinture de Courtrai.(3) II y fut l'élève de Kamiel Algoed (+1909) en ornementation, masque et sculpture antique et, le dimanche, de Hendrik Depondt (1842-1807) qui l'initiait au portrait peint. Il était de loin le jeune artiste le plus doué de l'Académie. A cette époque, il peignait déjà en plein air, alors que le pleinairisme n'était nullement en vogue, faisant preuve ainsi de son esprit progressiste. Il poursuivit son apprentissage à l'Académie royale d'Anvers.(4) Son maître anversois, le célèbre paysagiste Joseph Coosemans (1828-1904), l'encouragea fortement et joua un rôle important dans sa formation. Embrassant les tendances artistiques nouvelles de son temps, Emmanuel Viérin rechercha le plein air, plus particulièrement dans la région de Genk, àTervueren et en Campine, dans l'intention d'y affiner ses paysages. Le séjour à l'étranger ne fit pas défaut à son apprentissage. En 1894, passant par l'Espagne (Cordoue, Tolède, Malaga et Grenade), il fit un voyage d'études de plus de six mois en Algérie (Constantine et Biskra), où il rencontra entre autres André Gide.

Emmanuel Vierin Marguerite Bataille
Emmanuel Viérin et Marguerite Bataille

En 1896, Emmanuel Viérin épousa à Dunkerque Marguerite Bataille.(5) Le couple s'installa à Courtrai, d'abord dans la Groeningelaan, ensuite au n° 85 du boulevard du Midi. Du fait de la modification des noms de rues, son adresse devint ultérieurement Vanden Peereboomlaan, n° 24, mais il s'agissait bien de la même maison,(6)' une grande demeure jumelée où vécurent les deux frères, Emmanuel et Joseph, et dont les plans avaient été dessinés par ce dernier.(7) L'une des deux moitiés de la demeure s'appelait «Stella Maris». Stijn Streuvels, le célèbre romancier flamand, écrivit à ce sujet: «Joseph et Emmanuel Viérin ont été les premiers à construire, dans la Vanden Peereboomlaan, avenue nouvellement aménagée, leur propre maison en style moderne: ce qui a fait sensation à l'époque mais a donné l'impulsion au développement de tendances et d'un goût nouveaux en matière d'architecture.»

EmmanuelVierin
"En route pour le travail": Emmanuel Viérin, Paul Verdussen et Frans Steennackers à Genk, 1893 - Les noces d'argent du couple Viérin, avec les sept enfants, 1921

Joseph Viérin (1872-1949), le frère cadet d'Emmanuel, acheva en 1896 ses études d'architecture à l'Institut supérieur Saint-Luc à Gand. Il devint le premier nom d'une célèbre famille d'architectes. Sa renommée est due, outre à la qualité de ses réalisations, au fait qu'il dirigea la reconstruction de Nieuport et de Dixmude après la Première Guerre mondiale.(8)

Emmanuel et Joseph étaient très unis. Ils dessinèrent ensemble des modèles pour l'atelier de céramique de Laigneil (voir ci-dessous); de même, le plan et l'aménagement de bien des maisons furent le fruit de leur collaboration.

Stella Maris
Villa "Stella Maris", Vanden Peereboomlaan n°24 à Courtrai

Au tournant du siècle, les bourgeois fortunés se prirent d'amour pour le littoral belge. Ils se mirent à construire des villas et des maisons de campagne dans les dunes et à y passer leurs vacances. Emmanuel Viérin possédait lui aussi une résidence à la côte belge, la villa «De Zonnebloemen» (Les Tournesols). En 1901, il fait également allusion à une «Villa Cécile» à La Panne. Il ressort de sa correspondance avec Joseph Stübben, un architecte-urbaniste allemand renommé qui dessina des plans pour l'aménagement du Coq, de Duinbergen et de Knokke-le Zoute, que les deux hommes ont construit ensemble trois villas sur la côte.(9)

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale provoqua partout chaos et panique. La population belge s'enfuit en grand nombre vers la France, l'Angleterre et les Pays-Bas. Viérin se retira initialement avec sa famille dans sa résidence d'été «Ter Wilgen»(10) à Duinbergen. Les atroces événements de Louvain (11) l'incitèrent cependant à quitter le pays. En septembre 1914, il partit avec son frère Joseph pour la propriété «Iepenoord» qu'ils occupèrent ensemble à Oostkapelle sur l'île de Walcheren. Dans une lettre adressée à madame Lateur (madame Streuvels), il décrit «Iepenoord» en ces termes: «Nous habitons ici une espèce de château, au milieu d'un grand jardin, le long de la route de Middelburg à Domburg. La maison n'était pas meublée mais nous avons bien vite rassemblé un peu de tout et nous y vivons bien».(12) Ainsi commencèrent quatre années d'exil aux Pays-Bas.

Au bout de deux ans, Emmanuel Viérin emménagea dans la maison «Ruimzicht» à Domburg. Durant son séjour aux Pays-Bas, il lut par hasard dans un journal que sa maison à Courtrai avait été pillée. De nombreux tableaux avaient été volés. Les six premiers mois de son exil furent une période noire. Viérin ne trouvait plus aucun plaisir à la peinture. Sur le plan financier, il connut aux Pays-Bas des temps relativement insouciants. Il pouvait y maintenir un train de vie plus que décent. De même, son ami bruxellois Jean Gouweloos (1868-1943), qui résida pendant la guerre à Scheveningen, n'éprouva pas de grosses difficultés à cet égard, ainsi que le prouve une lettre que lui adressa Viérin: «Mon cher Jean. Hier dimanche nous avons passé quelques excellentes heures chez toi. Bien qu'il n'y ait plus de charbon dans la contrée et que tout le monde crie famine, nous nous sommes délicieusement chauffés et nous avons copieusement fait honneur au bon dîner que ta chère femme nous avait préparé. Le soir nous avons recommencé à manger... Un vrai défi à la famine menaçante!»(13)

Duinbergen
Villa "Ter Wilgen" à Duinbergen - La maison de Viérin, Jan Bethunelaan n°12

Après la guerre, Viérin rentra à Courtrai et y trouva sa maison dans un triste état. Il fait part de la situation et de sa détresse à Jean Gouweloos dans une lettre qu'il lui écrit Vicrins woning aan de Jan Bethunelaan nr. 12 La maison de Viérin, Jan Bethunelaan n° 12 depuis Duinbergen en 1919: «[...] si je ne vous ai pas donné de nouvelles plus tôt, c'est parce que par moments je ne sais plus où se trouve ma tête tellement je suis absorbé par une multitude de préoccupations, soins et soucis [...]. Je suis allé à Courtrai où j'ai trouvé ma maison dans un état lamentable. Dans mon atelier, au milieu du parquet, sous le lanterneau, un demi-pied de neige, les murs vides, mes meubles disparus. Par terre des centaines de lettres, des portraits des enfants, de ma femme, des amis, le tout sali, maculé par les pieds des visiteurs de ma maison ouverte à tous les vents! Je suis parti écœuré après avoir ramassé quelques lettres et portraits. C'est après tout notre maison ici qui nous abrite le mieux et où nous avons conservé le plus de nos meubles. Et maintenant vouloir ou ne pas vouloir, je dois m'occuper de la question des constats de dommages, j'ai affaire, du matin au soir dans la réalité et du soir au matin dans mes rêves, aux experts en meubles et immeubles, aux plombiers [...].»(14)

Viérin habita encore dans la Vanden Peereboomlaan à Courtrai jusqu'en 1926. Son (ils Pierre construisit alors une villa moderne dans la Jan Bethunelaan (n° 12),(15) optant pour un style mi-rural, mi-urbain, étant donné la situation en bordure de la ville. Une description détaillée de la villa figure en 1929 dans un article du magazine Vie à la campagne. (16) Les photos accompagnant l'article illustrent la splendeur de l'habitation. Celle-ci se dressait à l'angle de deux rues agrémentées d'arbres, et Emmanuel insista pour qu'aucun arbre ne disparaisse lors de la construction: il jouissait ainsi d'une vue superbe par les baies de la maison. Un espace était également prévu pour son atelier, lequel donnait en partie sur un grand jardin. Dans l'entre-deux-guerres, l'artiste se sentit heureux, entouré de nombreux souvenirs, parmi lesquels les toiles que lui avaient dédiées des amis peintres: Albert Baertsoen (1866-1922), Hubert Bellis (1831-1902), Firmin Baes (1874-1945), et surtout son grand ami Frans Van Holder (1881-1919), qui réalisa un très beau portrait de Viérin et un autre de sa femme.

Emmanuel Viérin Frans Van Holder
Frans Van Holder portrait d'Emmanuel Viérin, 1907, huile sur toile, 102 x 133 cm, Courtrai, Musée Communal (don d'Emmanuel Viérin petit-fils du peintre Viérin)

Mais la paix ne dura pas. «J'espère que vous n'êtes pas trop impressionné par les événements actuels et que vous pensez comme moi que tout finira sans trop de casse, surtout en Belgique. Pour celle-ci je pense que la situation ne sera jamais aussi tragique qu'elle ne le fut en 1914—1918.»(17) C'est en ces termes que Viérin parle du sombre mois de septembre 1939 dans une lettre adressée à son ami Isidoor Opsomer (1878-1967), qui avait connu comme lui les inquiétudes de l'exil durant la Première Guerre mondiale.

Viérin ne pouvait pas deviner à ce moment-là que le conflit à venir aurait sur sa vie une influence encore plus radicale. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, il se réfugie chez sa fille Cécile à Audierne en Bretagne. Cependant, des problèmes de santé le poussent bientôt à rentrer, et il trouve sa maison occupée par les Allemands. C'est le début d'une période difficile. La situation s'aggrave encore lorsque sa maison est bombardée lors des attaques aériennes alliées de 1944. Par bonheur, la famille a pu mettre les meubles à l'abri. Une nouvelle maison sera construite au même endroit en 1946.(18)

Quelques années plus tard, l'épouse de Viérin tombe malade et le couple, qui pendant près de 55 ans aura connu une union heureuse, se retire dans une maison de repos. Marguerite meurt en 1951.

(*) L'auteur remercie Delphine Deleersnyder pour son travail préparatoire.
1 La famille Viérin-Laridon comptait cinq fils: Arthur, Emmanuel, Robert, Joseph et Raphaël.
2 Hélène Huyghebaert,1985,p.10;Frans De Vleeschouwer, 1935,p.14-16.
3 L'Académie de Dessin et de Peinture de Courtrai forma de nombreux artistes à partir de 1740. En 1804, l'Académie disposa des bâtiments du collège des Jésuites dans la rue du Saint-Esprit (Heilige Geeststraat). L'école technique y trouva également refuge, et les deux institutions se trouvèrent réunies sous une seule direction en 1866. Il faut attendre 1926 pour que l'Académie retrouve une gestion autonome. En 1931, elle emménagea dans l'ancienne caserne de la gendarmerie (Houtmarkt), où elle est encore établie aujourd'hui.
4 Durant ses études à Anvers, il occupa pendant deux ans une chambre d'étudiant située Conscienceplein n° 7 (1892-1894).
5 Le couple eut sept enfants, dont une fille et six fils:Willem (I897-1981), Joseph (1898-I982), Emmanuel (1899-1987), Cécile (1900-1992), Pierre (1903-1973), Stephen (1904-1972) et Jacques (1909-1991).
6 En 1910 le nom "boulevard du Midi" devint "Pieter Tacklaan", plus tard "ministre Tacklaanv". Aujourd'hui, la Minister Tacklaan s'étend du Doorniksewijk à la Minister Vanden Peereboomlaan. La Vanden Peereboomlaan s'appela jusqu'en 1902 "Avenue du Midi prolongée".
7 Stijn Streuvels, 1954, p.37-38.
8 Il dessina les plans de maisons de campagne (par exemple "Het Lijsternest" de Stijn Streuvels), d'églises dans toute la Flandre (comme l'église et le couvent des dominicains au Zoute), d'hôtels (l'hôtel Memling au Zoute et l'hôtel Palace sur la digue à Zeebrugge), de gares (comme celle d'Adinkerke-La Panne), de couvents, comme Bethanie et une importante extension de Zevenkerken, et d'un grand nombre de restaurations et de châteaux dont Vindevogel à Waregem et le musée Groeninge à Bruges. ("Jozef Viérin I872-1949", in De Panne leeft, année xxv, n° 7, p. 1-8.
9 Après la Première Guerre mondiale, Stübben demanda à Viérin si leurs villas n'avaient pas été trop endommagées. Viérin répondit qu'elles étaient en mauvais état et que les meubles, surtout, avaient souffert.
10 La villa existe toujours et se trouve dans la Meeuwendreef. Selon Stijn Streuvels 1979, p. 190-191), Viérin avait déjà quitté Courtrai avec sa famille avant le 12 octobre 1914.
11 Le 25 août 1914 des soldats allemands se rendirent coupables d'incendies à grande échelle, d'exécutions arbitraires de Louvanistes, de violences et de pillages. La panique s'était déclarée au moment où quelques coups de feu furent attribués à des francs-tireurs; bientôt la ville eut à subir de terribles représailles. Après une semaine, presque un tiers de la ville était réduit en cendres. Plus de 200 habitants perdirent la vie et 650 hommes furent déportés en Allemagne.
12 Lettre d’E. Viérin à Alida Staelens-Lateur, 25 novembre 1914 (collection privée).
13 Lettre écrite depuis "Iepenoord" le 12 février 1917 (collection privée).
14 Collection privée.
15 La Jan Bethunelaan est devenue en 1981 la Félix de Bethunelaan.
16 A. Mauméne, 1929, p. 354-358.
17 Lettre écrite depuis Courtrai le 25 novembre 1939 (Anvers, Archief en Museum voor het Vlaams Cultuurleven).
18 La maison existe encore.


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