Johan De Smet
Après la Première Guerre mondiale, Viérin fut victime de la baisse d'intérêt pour l'intimisme et le luminisme. Il restait certes sollicité au sein du circuit officiel, mais l'influence de ces Salons était restreinte, en tous cas dans les années 1920. Il resta également actif au sein de Pour l'Art, mais ce cercle était loin d'avoir encore le même poids que dans ses premières années d'existence.
Les expositions officielles auxquelles Viérin participa en Belgique et à l'étranger, comme celles de Barcelone (1921), Brighton (1930), Buenos Aires (1927 et 1931), Gand (1922,1929), Kingston upon Hill (1931), Lisbonne (1920), Londres (1930), et Liège (1921), étaient peu représentatives du monde artistique belge contemporain. Alors qu'il avait fréquemment été sollicité avant la guerre pour des expositions internationales d'avant-garde, dans les années vingt les responsables belges l'oublièrent de plus en plus. On signalera à cet égard une lettre adressée à Opsomer, dans laquelle Viérin est préoccupé par sa carrière internationale. «J'ai été invité à envoyer [des tableaux] au Caire, mais j'ai dû refuser car je n'ai aucune toile dont je sois entièrement satisfait. Je crains à présent qu'on m'oublie pour les prochaines expositions .Je suis un peu loin de tout ici. Tu devrais me mettre au courant de ce qui se passe. Quand l'exposition de Stockholm aura-t-elle lieu? Je serais très heureux que tu m'envoies quelques lignes.»(87) Dans les années 1930, Viérin disparut complètement de la scène internationale.
Auberge - 1923
L'activité de Viérin en marge du monde artistique nettement avant-gardiste des années 1920 se reflète également dans le rétrécissement de ses contacts avec des artistes amis. Ses liens avec les peintres Hippolyte Daeye et Isidore Opsomer passèrent au second plan. Avec Streuvels, les relations restèrent aussi cordiales qu'auparavant. En juin 1921, l'écrivain séjourna chez Viérin à Duinbergen. Il passèrent l'été ensemble à Damme, séjour qui donna lieu à la rédaction par Streuvels de Herinneringen uit het verleden (Mémoires du passé), livre qui fut publié en 1924. C'est aussi avec Streuvels que Viérin visita en septembre 1923 la région de Furnes sévèrement ravagée par la guerre, épisode dont Streuvels rendit compte dans le même livre.(88)
Le peintre témoigne dans ses lettres du grand succès de ses vues de villages et de ses paysages de Damme et des environs , qui semblent bien avoir rapidement trouvé acquéreur. Peu après leur voyage, le peintre écrivit à Streuvels : «Je me retrouve de nouveau sans rien.»(89) Ce succès n'échappa pas à l'ami de Viérin, Victor Gilsoul, qui fit savoir en mars 1923 au Coutraisien qu'il envisageait lui aussi un séjour à Damme et lui demanda même conseil quant à la possibilité de louer une maison ou une chambre dans ce village.(90) Viérin resta également en contact avec Modest Huys, mais l'artiste établissait toutefois des priorités. Lorsque Huys l'invita dans sa maison de Wakken en novembre 1921, Viérin se trouva confronté à un dilemme, car Streuvels l'avait invité le même jour et avait un solide atout en main: pâté de lièvre en croûte et poulet au menu. «Renoncer ou non au pâté de lièvre en croûte: quel ultimatum! Et j'ai encore l'eau à la bouche en pensant à celui de l'année dernière.»(91)
Le nom de Viérin apparut également moins souvent sous la plume des critiques d'art. Après la Première Guerre mondiale, il n'eut plus sa place dans les colonnes des publications d'art progressistes. En Belgique aussi, l'avant-garde internationale, du postcubisme à l'expressionnisme et l'art abstrait, mobilisait l'attention. La façon dont les frères Haesaerts qualifiaient la génération d'avant-guerre, dans laquelle était classé Viérin, est caractéristique. Ils le considéraient comme un peintre amateur ne représentant que les petits coins pittoresques de sa ville natale de Courtrai. Les critiques, qui se firent surtout un nom en tant que défenseurs des groupes de peintres de Laethem, affûtaient leur plume en analysant l'œuvre d'une série de peintres comparables à Viérin, tous auteurs de vues urbaines, comme Albert Baertsoen, Victor Gilsoul et Isidore Opsomer. «Non contente de nous émouvoir par le spectacle de nos bonnes vaches, de nos gentils moulins, de nos ciels nostalgiques, de nos paisibles canaux, de nos prairies fleuries d'eupatoires, de nos rangées d'arbres inclinées le long de nos cours d'eau, elle [c'est-à-dire ce que les frères Haesaerts considéraient comme "la peinture grasse"] s'adresse à cet instinct pleurnicheur et gnangnan du passé qui, pour le peuple, est synonyme de poésie. Partout, à Bruges, à Gand, à Anvers, à Courtrai, à Lierre, à Malines de nombreux "spécialistes" travaillent qui font la vieille ville, les vieux pignons flamands [...]. Toiles qui prient, mais en ecclésiastiques à la retraite, chenus et gagas.»(92)
L'église de Steenkerke - 1924
L'analyse de l'œuvre de Viérin était désormais davantage le fait de revues et de journaux régionaux, comme Gand artistique, périodique auquel l'artiste était abonné. Il se faisait encore remarquer à l'occasion de manifestations modestes. Lorsqu'il exposa à l'automne 1924 avec Jean Gouweloos et Frans Smeers dans les ateliers Mommen à Bruxelles, le célèbre critique Gustave Vanzype écrivit dans L'Indépendance belge: «Autant la vision de M. Smeers diffère de celle de M. Gouweloos, autant l'émotion qui se dégage des œuvres de M. Viérin se distingue de celle qu'inspirent MM. Gouweloos et Smeers. M. Viérin peint les décors silencieux des vieilles villes flamandes, ou une église de village; il est attiré par ce qui exprime la vie humaine en dehors de la présence de l'homme.» Aussi, le jugement final de Vanzype était-il particulièrement élogieux pour cette initiative: «Cela fait une exposition exceptionnellement intéressante, où trois personnalités s'expriment nettement en demeurant fidèles à la vision normale, au langage clair et consciencieux et à la vérité qui survit à toutes les évolutions.»(93)
Le modernisme avait beau avoir éloigné Viérin du feu des projecteurs, sa liste de ventes manuscrite indique que son œuvre continua à séduire le public dans l'entre-deux-guerres, même dans les années de crise qui suivirent 1929. La correspondance avec Marcel Wolfers, trésorier de Pour l'Art, montre qu'en 1929 ses ventes à l'exposition de ce cercle d'art atteignirent la somme de 16.125 francs.(94) L'intérêt des collectionneurs se maintint d'ailleurs jusqu'à la fin de sa vie. En 1943, il vendit encore pour 94.000 francs belges.
Les nombreuses lettres échangées avec Streuvels démontrent que Viérin n'était pas toujours satisfait des œuvres qu'il livrait, attitude qu'on ne lui connaît presque jamais avant la guerre.(95) Dans une lettre à Opsomer, il s'exprime dans les termes analogues, ayant dû laisser passer une occasion d'exposer, «parce que je n'avais sous la main aucune toile dont je sois totalement satisfait».(96) Peut-on en déduire qu'au début des années 1920, au moment où se développait l'expressionnisme flamand, Viérin lui-même cherchait sa voie? Avant la Première Guerre mondiale en tous cas, il n'hésita jamais à exposer.
Nuit claire - 1920
Le début de l'entre-deux-guerres fut pourtant synonyme de succès. L'Etat belge acheta pour les actuels Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles Nuit claire (1920), un des deux tableaux qu'il envoya un an plus tard à Pour l'Art et au Salon de Liège. Nuit claire est un bel exemple du regain d'intérêt de Viérin pour les villes du passé. C'est en même temps l'un des plus importants exemples des vues de villes et de villages sombres et mélancoliques qu'il peignit dans les années 1920.(97) Le critique déjà cité Gustave Vanzype appréciait particulièrement ces tableaux: «Lorsqu'il peint un simple paysage, on peut lui trouver de la froideur; lorsqu'il peint de vieilles maisons, une église entourée d'arbres pauvres, les murs entre lesquels errent des souvenirs, il réussit, sans rien diminuer de la puissance et de l'équilibre des choses, à faire surgir, pour l'harmonie subtile de la couleur, par le langage de la lumière sourde, une sensation de vie occulte, dans de la volupté encore, une volupté mélancolique.»(98) Vanzype voyait dans ces œuvres «des pages émouvantes, d'une étrange grandeur dans leur humble simplicité, dans leur exécution rigoureuse.»
Sa remarquable attirance pour l'univers si évocateur des villes anciennes connaissait selon son fidèle ami Streuvels des fondements profonds. L'écrivain rapporte les paroles prononcées par Viérin lors de l'excursion qu'ils firent ensemble à Furnes en 1923: «Ce que nous venons chercher ici à Furnes, c'est la Flandre [...] dans sa forme pure, dans laquelle nous croyons retrouver une partie de notre propre nature...»(99)
Paysage près de la Lys - 1920
La vie rurale continua de fasciner le peintre. Vers 1920, on le retrouve régulièrement au bord des canaux et des rivières, étudiant, comme à Strobrugge avant la Première Guerre mondiale, les reflets de la berge dans l'eau (p. 160-161). Comme déjà évoqué, Viérin séjourna quelques semaines à Damme avec Streuvels en 1921. Le compte rendu que Streuvels fait de ce séjour dans Herinneringen uit het verleden s'avère intéressant à plus d'un titre. L'écrivain donne une image précise de la façon dont le peintre travaillait. Durant les premiers jours, il se familiarisa avec l'environnement en se promenant dans la petite ville et aux environs. Au cours de ces promenades, Viérin choisit quatre thèmes, qu'il travailla avec rigueur, jour après jour, pendant la suite de son séjour. «Le matin, son large parasol, telle une bâche blanche, est planté sur la rive du canal [...]. A midi, il est installé face à la cour arrière d'une petite ferme [...]. A l'heure des vêpres, le peintre va se poster du côté de l'église, d'où il peut embrasser toute l'enfilade des maisons de la longue rue [...]. A l'heure où le soleil décline à l'ouest, l'artiste s'assied sur un des murs d'enceinte d'où il aperçoit toute la ville au milieu de la plaine [...]. Il se concentre des journées entières sur ces quatre sujets; hormis ses toiles, il n'existe plus rien au monde pour lui.»(100) Le récit de Streuvels prouve que Viérin ne se mettait certainement pas au travail sans réfléchir et qu'il choisissait ses sujets avec soin. Même si le livre n'apporte pas une réponse tout à fait définitive à cet égard, on peut supposer qu'il brosse une image relativement fidèle du programme de travail auquel s'astreignait Viérin lors de ses expéditions de peintre.
Streuvels décrit de façon presque littérale les scènes que Viérin représenta à Damme. Ainsi, à propos du Pont de bois à Damme (p. 162): «Un matin où le soleil se cachait derrière les nuées vertes, Viérin a installé sa toile le long du canal afin de peindre le pont basculant en bois avec la ville à l'arrière-plan. Ce pont basculant, dressant vers le ciel ses piles, ses haubans et ses étais, si typique et si pittoresque dans le paysage, disparaîtra un jour ou l'autre pour être remplacé par un pont tournant moderne et insignifiant. Son image, telle qu'elle nous apparaît aujourd'hui, dans la grisaille du jour, reflétée dans l'eau huileuse du canal, le peintre va la porter sur la toile comme un souvenir de ce qui fut.»(101) Streuvels montre aussi Viérin peignant ses premières représentations de la ferme Saint-Christophe. Ce sujet, repris à plus d'une reprise par l'artiste, témoigne une fois encore de son goût pour les reflets mouvants des berges dans l'eau du canal (p. 84 et 159).
La ferme Saint-Christophe à Damme - 1923
Comme c'était déjà le cas avant et pendant la Première Guerre mondiale, Viérin n'hésitait pas à reprendre un même thème. De l'église de Steenkerke par exemple, on connaît une vue en plein soleil et une vue à la nuit tombée (p. 78 et 172). Si la première version est dominée par un éclatant soleil d'été, Viérin parvient dans la seconde à une composition d'une atmosphère exceptionnelle, où parle le silence. Sans bruit, les figures de paysans glissent vers l'entrée latérale de l'église. Les deux versions diffèrent également par le rôle dévolu à la rangée d'arbre devant l'église. Dans la première version, les arbres divisent le premier plan en une zone d'ombre et une zone lumineuse, tandis que l'église elle-même occupe une position centrale. Dans la version nocturne, les arbres disposés en demi-cercle masquent l'église et l'échappée vers le paysage est accentuée, entre autres par la ferme située à gauche dans le lointain. Malgré l'atmosphère vespérale, la lumière joue ici aussi un rôle important grâce à la lampe située sous la statue du Christ et aux fenêtres éclairées de la ferme, mais aussi par la présence d'un clair de lune suggestif conférant un caractère menaçant au ciel nuageux.
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